Grand Pays Malade
"Les voyages en train", comme le slamait Grand Corps Malade, les Argentins ne connaissent pas vraiment. Du moins, ils en ont perdu l’habitude. On compte le nombre de voies ferrées sur les doigts des pieds. Si l’on veut traverser ce pays, d’une superficie cinq fois plus importante que la France, on se débrouille comme on peut, et on se prépare à de longues heures de covoiturage ou de car. Pourtant ce ne fut pas toujours comme ça. Durant 150 ans, les ouvriers cheminots construisirent à la sueur de leur front ce qui allait être le système nerveux de l’économie nationale. Toutes les grandes capitales de province furent peu à peu reliées par le train, qui revenait de plus à un tarif relativement bas pour les usagers. Jusqu’à l’élection en 1989 de l’illustre Carlos Menem comme Président de la République. Celui qui allait gouverner le pays durant toute la dernière décennie du 20ème siècle allait ruiner tout ce qui avait été construit peu à peu depuis la création de l’Etat argentin en 1810. En quelques années, Menem allait tout simplement vendre le pays tout entier en impulsant à un train d’enfer une vague de privatisations. Tout y passe, en premier lieu les compagnies nationales pétrolière, aérienne, et bien évidemment ferroviaire. Aujourd’hui il ne reste plus que 10% des voies ferrées que le pays comptait avant la décennie ménémiste. Et ce qui reste de ce vestige du passé argentin fait bien plus figure de restes archéologiques qu’autre chose. Le train qui relie Buenos Aires à la Plata ferait frissonner plus d’un conducteur de train fantôme de n’importe quelle fête foraine. L’air de l’extérieur entre au travers des vitres fissurées, des bancs en fer rouillé font office de fauteuil, les murs sont couverts d’inscriptions d’insultes ou de soutien à des clubs de football, et lorsque l’engin s’arrête à votre station, il vous faut d’abord bien vérifier où vous êtes en regardant par la fenêtre où se cache le nom de votre ville d’arrivée, car si l’on est dans les wagons du fond on n'entend pas le chauffeur hurler le nom de l’arrêt. Une fois arrivé, si vous ne voulez pas sortir de la gare de Constitución en kilt, il vous est conseillé de faire le profil le plus bas possible.
Pour résoudre ces petits tracas, la nouvelle présidente Cristina Kirchner a eu une lumineuse idée : finie la galère, place au Tren Bala. Il y a quelques mois, l’ancienne première dame venait de prendre le fauteuil de son mari et signait avec la France et Alsthom des accords pour commencer la construction en Argentine d’une voie ferroviaire qui accueillerait un train à grande vitesse cher à notre beau pays. Il relierait Buenos Aires aux deux autres grands pôles économiques importants du pays, Rosario et Córdoba, et à la ville balnéaire de Mar del Plata. Coût du chantier : 5 milliards de dollars qui ne risquent pas d’aider à diminuer la colossale dette externe du pays. Un train qui en outre ne va pas apporter grand-chose à un habitant de Salta, de Neuquèn, de Posadas ou de Bahía Blanca : le Tren Bala ne passera que par 4 villes centralisées dans une même grande zone. Et pour un habitant lambda de Buenos Aires, un aller simple pour partir un week-end se dorer la pilule à Mar del Plata reviendra à la modique somme de 500 pesos, c’est-à-dire environ 100 euros pour parcourir 400 kilomètres à toute berzingue. Sachant que le salaire moyen d’un ouvrier ou d’un fonctionnaire varie entre 1200 et 1500 pesos, on peut se risquer à supposer que le Tren Bala ne va modifier en rien le train-train quotidien du citoyen argentin. Cet investissement gigantesque, qui n’est pas encore prêt de voir le jour, compte tenu de l’ampleur du chantier et de la lenteur légendaire des procédures en Argentine, sera donc réservé à une élite de la population, et aura beaucoup de mal à voir ses wagons se remplir. Allez prononcer les mots « Tren Bala » à l’intérieur du vétuste Buenos Aires – La Plata, vous allez entendre rire jaune. Heureusement que l’Argentin a le sens de l’humour. D’ailleurs beaucoup vous diront que ce projet pharaonique ne verra sûrement jamais le jour. En attendant, ils auront le temps de méditer sur la dernière phrase du slam de Grand Corps Malade.
Car une chose est certaine y'aura toujours un terminus ; maintenant tu es prévenu, la prochaine fois, tu prendras le bus.
Pour appuyer le projet d'un train plus économique et qui profite à tous: http://www.trenparatodos.com.ar/